Frédéric Lejeune, 'Droit d’auteur et compétence internationale, une simple piqûre de rappel?', IEFbe 771.
Contribution envoyée par Frédéric Lejeune, Hoyng Monegier. Ces derniers temps, les conflits de juridictions ont surtout retenu l’attention lorsque les (quasi-)délits en cause étaient commis par l’intermédiaire d’Internet (cf. l’arrêt Pinckney, C-170/12 ; l’arrêt Wintersteiger, C‑523/10; et l’arrêt eDate, C-509/09 et C-161/10).
Le récent arrêt Hi Hotel HCF SARL contre Uwe Spoering (dont il a déjà été fait écho ici: [IEFbe 751] atteste cependant de ce que les conflits de juridictions issus d’atteintes commises dans le monde réel (par opposition au monde virtuel) peuvent, eux aussi, susciter des difficultés.
Les faits à l’origine de cet arrêt peuvent être résumés comme suit :
- M. Spoering est un photographe qui, en 2003, a réalisé des photographies de différentes pièces d’un hôtel niçois baptisé "Hi Hotel"
- En 2008, M. Spoering se rend dans une librairie à Cologne et y découvre un livre d’architecture qui reprend 9 des photographies qu’il avait prises pour le compte de Hi Hotel
- M. Spoering introduit, en Allemagne, une action en justice contre Hi Hotel afin que celui-ci soit condamné (i) à "cesser de reproduire ou de faire reproduire, de diffuser ou de faire diffuser, d’exposer ou de faire exposer, sur le territoire allemand (…)" les photographies litigieuses et (ii) à "indemniser tout dommage que [M. Spoering] aurait subi et subirait en raison du comportement de Hi Hotel"
- Devant le juge allemand, Hi Hotel soutient que les éditions Phaidon, à qui il a remis les photographies litigieuses, ont également un établissement à Paris, sous-entendant par là même que le lieu du fait dommageable imputable à Hi Hotel se trouverait exclusivement en France, ce qui ôterait, à l’encontre de ce dernier, toute juridiction aux cours et tribunaux allemands sur la base de l’article 5 (3) du règlement 44/2001
- Selon le Bundesgerichtshof qui a adressé la question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, "la compétence internationale des juridictions allemandes au titre de l’article 5, point 3, du règlement n° 44/2011 doit être vérifiée sur le fondement des propos factuels selon lesquels les éditions Phaidon de Berlin ont diffusé les photographies en question en Allemagne en violation du droit d’auteur et que Hi Hotel y a contribué par la remise de celles-ci aux éditions Phaidon de Paris"
Autrement dit: les juridictions allemandes ont-elles compétence internationale, sur la base de l’article 5 (3) du règlement 44/2001, pour connaître d’une demande dirigée contre Hi Hotel, alors que Hi Hotel a remis les photographies litigieuses aux éditions Phaidon en France (et donc que le seul fait qui puisse être reproché à Hi Hotel a été posé en France)?
La réponse de la CJUE est la suivante: "Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 5, point 3, du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens que, en cas de pluralité d’auteurs supposés d’un dommage allégué aux droits patrimoniaux d’auteur protégés dans l’État membre dont relève la juridiction saisie, cette disposition ne permet pas d’établir, au titre du lieu de l’événement causal de ce dommage, la compétence d’une juridiction dans le ressort de laquelle celui des auteurs supposés qui est attrait n’a pas agi, mais elle permet d’établir la compétence de cette juridiction au titre du lieu de matérialisation du dommage allégué à condition que celui-ci risque de se matérialiser dans le ressort de la juridiction saisie. Dans cette dernière hypothèse, cette juridiction n’est compétente que pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elle relève."
Si la réponse de la CJUE n’est pas des plus limpides, nous croyons pouvoir inférer de cet arrêt que les juridictions allemandes ont compétence internationale à l’égard de Hi Hotel:
- en tant que juridictions du lieu où le dommage s’est matérialisé (ou risque de se matérialiser);
- dans la mesure où il n’est question que du préjudice s’étant matérialisé (ou risquant de se matérialiser) sur le territoire allemand.
La solution retenue par la CJUE n’a donc – à première vue – rien de révolutionnaire, et ne semble être qu’une application à un cas d’espèce très factuel de sa très riche jurisprudence relative à l’article 5 (3) du règlement 44/2001, et en particulier des arrêts Mines de potasse d’Alsace (C-21/76), Shevill (C-68/93), Melzer (C‑228/11) et Pinckney (C-170/12).
En réalité, il se pourrait que l’arrêt Hi Hotel HCF SARL contre Uwe Spoering dépasse largement tout ce qui avait déjà été décidé à propos de l’article 5 (3) du règlement 44/2001 (à l’occasion d’atteintes commises dans le monde "réel"), et il faudra assurément réfléchir, en profondeur, aux conséquences de cet arrêt (mais cette ambition excède l’objectif assigné à la présente contribution).
Frédéric Lejeune