Contribution envoyée par Christian Soulié, Soulié & Coste-Floret.
Christian Soulié - Le droit de communication au public: Le bateau ivre de la justice européenne?
Version courte d’un article publié sur le site de la SCP Soulié Coste - Floret. Dans la procédure GS MEDIA, l'Avocat General Whatelet a proposé a la CJUE de faire passer le droit de communication au public du Charybde d'un recours parfois contestable à la notion de public nouveau à un Scylla rendant ce droit ineffectif dans l'univers des réseaux, en ignorant gravement leur économie et en dénaturant l'acte de communication. Or d'une part la CJUE n'a aucune raison de se déjuger sur la qualification de l'acte de communication par elle retenue dans l'arrêt SVENSSON , et d'autre part, les spécificités des réseaux numériques conduisent à considérer que son acception du public nouveau dans l'arrêt SGAE suffit à juger l'affaire GS MEDIA.
La décision que la Cour de Justice de l’Union Européenne devrait rendre prochainement dans une procédure C - 160/15 Sanoma c/ GS Media est d’une rare importance. Si ce litige a en commun avec les affaires Svensson (Aff C - 466/12) et Bestwater (C - 348/13) la question de la qualification des liens hypertextes (sujet essentiel en ce que ces derniers assure nt le fonctionnement même du web) à l’aune des droits exclus ifs, les faits et les questions préjudicielles s’y ratta chant s’en éloignent. En effet, les liens communiqués par GS Media, éditeur du site GeenStijl, permettaient d’accéder à des photographies protégées par le droit d’auteur, reproduites sans autorisation du titulaire des droits, la société Sanoma .
Cette circonstance – déjà présente dans les faits de l’affaire Bestwater , sans néanmoins que la CJUE se prononce spécifiquement à cet égard – fait l’objet de toutes les attentions, tant les conséquences pour la protection en ligne de la propriété intellectuelle sont considérables. Dans ses décisions précitées la CJUE avait dégagé une solution procédant d’un effort pour trouver un équilibre entre les droits de propriété intellectuelle et la préservation des échanges numériques, mais dans des conditions non exempte s de critique – particulièrement au travers de la notion dénaturée de « public nouveau ». La liberté de lier, érigée comme droit fondamental, est rapidement mise en avant comme principe gouvernant toute solution. Cependant, celle - ci est régulée comme toutes les libertés .
De nombreuses restrictions juridiquement sanctionnées à la liberté d’expression limitent en effet son exercice notamment en matière d’insulte, de diffamation, de diffusion de fausse information dans le but de porter atteinte à l’activité économique d’une entreprise, de dénigrement, de racisme. La protection de la propriété intellectuelle, vitale pour la création arti stique, ne constitue qu’un aspect parmi d’autres de cette régulation.
Ces restrictions ne tiennent pas au vecteur utilisé pour exprimer des idées (écrit, oral, physique, numérique), mais bien à leur expression concrète.
Si l’établissement d’un lien hypertexte renvoyant vers un contenu licite et librement accessible se place dans l’exercice régulier de la liberté d’expression, l’établissement d’un lien hypertexte renvoyant vers un contenu illicite se situe hors des bornes de cette liberté.
En tout état de cause, la volonté de prééminence de la CJUE vis à vis des Etats membres , notamment au travers de la construction de notions autonomes du droit communautaire, ne peut être réalisé e que dans le respect des engagements internationaux souscrits par l’Union Européenne (1).
L’ équilibre à rechercher entre les différents droits est absent des Conclusions prises par Monsieur l ’Avocat Général Wathelet dans l’affaire GS Media dès lors que ces dernières appellent la Cour à revenir sur sa jurisprudence qualifiant un acte de communication pour adopter une solution mortifère et inique, annihilant une protection effective par le droit de communication au public des œuvres sur Internet dans l’Union Européenne au mépris de ses engagements internationaux .
I - Etablissement d’un lien hypertexte et un acte de communication
La notion de communication au public n’ étant pas définie par la Directive elle - même, la jurisprudence de la CJUE a entendu y suppléer en associant à cet effet d’une part « un acte de communication d’une œuvre », et un « public » d’autre part.
La question de la qualification des liens hypertextes pointant vers des contenus, notamment illicites, fait l’objet depuis plusieurs années de débats byzantins, souvent à l’initiative de juristes d’opinion animés d’une volonté réductrice du droit de la propriété intellectuelle, lorsqu’elle n’atteint pas à l’abolition de fait (2).
Certains ont ainsi pu considérer qu’un lien hypertexte ne serait qu’une référence à une œuvre (3), notamment une note de bas de page, comparaison sans fondement dès lors qu’une telle référence ne permet pas en elle - même d’accéder, de reproduire, ou de représenter l’œuvre en question.
Or un lien hypertexte permet par simple clic, selon les hypothèses, de tels actes constituant un accès, une reproduction ou une représentation.
C’est ainsi que la CJUE dans son arrêt Svensson et son ordonnance Bestwater est arrivée à la conclusion que l’établissement d’un tel lien vers une œuvre constituait bien un acte de communication.
L’argument soutenu par la Commission consistant à affirmer qu’un lien hypertexte ne matérialiserait pas un acte de communication car il n’ opérerait aucune « transmission », par référence au considérant 23 de la Directive 2001/29 n’est pas repris par les Conclusions de l’Avocat Général, lequel rappelle qu’il a été écarté par la Cour.
Les motifs ayant conduit l’Avocat Général à ne pas retenir cet argument méritent que l’on s’y arrête : celui - ci plaide en effet pour la nécessité d’appréhender « au sens large » la notion de communication au public afin d’une part d’assurer un haut niveau de protection de la propriété intellectuelle, et , d’autre part , afin que la notion d’acte de communication « ne devienne pas rapidement dépassée en raison des constantes évolutions technologiques » .
Il est regrettable que l’Avocat Général ait perdu de vue cet objectif dans l’analyse des autres points, ce qui l’a conduit à considérer que l’établissement d’un lien hypertexte vers une œuvre protégée ne caractériserait pas un acte de communication.
L’Avocat Général estime que l’acte de mise à disposition de l’hyperlien survient alors que l’œuvre serait déjà à disposition du public du fait de sa présence sans restrictions sur un site originaire , de sorte que la personne communiquant le lien ( le « uploader » ou un tiers) ne jouerait aucun rôle indispensable et incontournable dans l’accès du public à l’œuvre (Points 57 à 60 et 70).
Ce critère autonome - celui de l’intervention indispensable et incontournable d’un tiers sans lequel le public n’aurait pu avoir accès aux œuvres - a été ainsi érigé par extrapolation de la jurisprudence la plus récente de la Cour ( En particulier : Arrêt Football Association Premier League e.a ).
L’Examen de ce critère s’impose rait en amont de toute question relative au public dès lors qu’il s’agirait d’établir dès avant s ’il y a ou non un acte de communication ( Point n° 59 - se référant à l’arrêt Football Association Premier League e.a - Point 55 des Conclusions) rendant ainsi sans objet , en cas de réponse négative , toute discussion sur le public.
Cette appréciation séquentielle de l’exercice du droit de communication au public est incompréhensible, a fortiori après le rappel fait par l’Avocat Général des objectifs et des ambitions du législateur communautaire quant au degré de protection des droits de propriété intellectuelle sur les réseaux numériques.
En effet, l’article 3.1 de la directive 2001/29/CE n’est pas un texte technique relatif à tel ou tel vecteur de communication des œuvres, qui justifierait une telle appréciation séquentielle, mais un texte dont l’objectif et la finalité sont spécifiquement d’assurer le plus haut niveau de protection des droits d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.
Dans cette perspective, un acte de communication ne peut être détaché de sa destination, et il serait donc aussi erroné qu’artificiel de l’observer indépendamment de son rapport avec le public.
C’est en effet dans toutes ses acceptions que doit s’analyser l’ acte de communication ou de mise à disposition du public, sans que la présence d’autres communications ou mises à disposition parallèles puissent paralyser l’exercice de ce droit.
A cet égard, doit être proscrite toute confusion entre le droit de propriété intellectuelle et certaines modalités éventuelles de son exercice, notamment une exclusivité contractuelle.
Internet repose sur une architecture où tout accès au contenu, quel qu’en soit le mode, nécessite que son chemin d’accès soit indiqué . Ainsi, un contenu accessible sans restriction s sur Internet dès lors que son adresse est saisie, ne rencontrera jamais le moindre public si ce dernier ne dispose d’aucun moyen de connaître sa localisation dans l’immensité des réseaux.
L’internaute qui a choisi l’endroit d’hébergement de son contenu procède à un « upload » qui n’implique pas nécessairement la mise à disposition des tiers du moyen d’y accéder. Il n’y a communication de l’œuvre ainsi stockée que lorsque l’internaute permet lui - même directement à des tiers de disposer du moyen d’y accéder, ou leur en permet l’accès en autorisant en pleine connaissance de leur Conditions Générales d’Utilisation le référencement de ce contenu par un moteur de recherche interne de son hébergeur, ou par un moteur de recherche externe dont l’hébergeur a décidé de ne pas bloquer l’accès.
Dans le domaine des réseaux numériques, l’apposition de liens cliquables sur un site Internet constitue donc une intervention « en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner accès à l’œuvre protégée » 4 à ses visiteurs, lesquels ne pourraient en principe jouir de l’œuvre protégée à partir de ce site sans cette intervention.
C’est d’ailleurs ce qui explique le succès considérable des sites dits « pirates » permettant l’accès non autorisé aux œuvres et dont le principe est précisément de classer des liens permettant l’accès aux fichiers contrefaisants disponibles sur des hébergeurs ne disposant pas de moteur de recherche.
II - Exigence d’un public nouveau
Dans les décisions Svensson et Bestwater précitées, la notion de nouveau public a servi de curseur à la CJUE pour circonscrire les hypothèses dans lesquelles la communication d’un lien hypertexte pouvait rentrer dans le champ des droits exclusifs.
Dans le cadre de l’affaire GS Media , l’Avocat Général semble exclure l’application du critère de « public nouveau » (point 67), non seulement parce qu’il serait superflu de l’examiner lorsque l’acte de communication n’est pas caractérisé, mais encore parce que la condition de licéité de la communication initiale n’est pas remplie.
En effet, dans les décisions précitées, ce public nouveau a été défini par la Cour comme « le public n’ayant pas été pris en compte par les titulaires du droit d’auteur, lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale au public ».
L’Avocat Général entend ainsi mettre un terme à une ambiguïté qui demeurait depuis que la Cour n’avait pas pris la peine de clarifier ce point dans l’ordonnance Bestwater.
Toutefois, force est de rappeler que cette notion et l’usage qu’en a fait la Cour par référence à l’article 11 bis, premier alinéa sous ii de la Convention de Berne ont donné lieu à une très sévère critique particulièrement documenté e . Un rapport publié par l’Association Littéraire et Artistique Internationale (ALAI) en suite de sa réunion du 17 septembre 2014 (5) a condamné l’utilisation de cette notion aux fins de limiter le champ d’application du droit de communication au public .
L’ALAI a montré comment la CJUE a substitué à la notion de « nouvelle communication » (entrant dans la sphère des droits exclusifs, même si adressée à un même public), la notion de « nouveau public » ( dont l’absence ferait échapper l’acte au droit exclusif de communication , même pour une communication autonome, dès lors qu’elle serait adressée à un même public).
La Cour avait eu recours à cette notion en opportunité, notamment dans son arrêt SGAE, afin d’étendre le droit de communication au public, et non de le restreindre, ce qui a sans doute permis d’éviter de creuser l’incompatibilité de cette notion avec la Convention de Berne.
Toutefois, tel n’était déjà plus le cas dans le cadre des décisions précitées.
Dans ces décisions, la Cour a estimé que le public de ces sites était constitué de l’ensemble des internautes, sans d’ailleurs introduire la moindre distinction, ni nuance. La Cour semble avoir considéré que la seule possibilité d’accéder sans restriction à un site Internet suffisait à inclure tous les internautes dans le même périmètre.
Or , tout site internet dispose d’un public qui lui est spécifiquement rattachable et qui varie en fonction de son contenu. Chaque site internet est fréquenté par des utilisateurs dont les goûts, les habitudes, les profils peuvent être tracés et dont les données sont en conséquence cataloguées pour être utilisées et valorisées. Son audience contribue à en fixer sa valeur économique.
La définition du public acquis 6 par un site constitue un exercice fondamental de l’économie numérique.
Le raisonnement qui assimile le public d’un site sur lequel des liens ont été mis à disposition à celui du site sur lequel le même contenu – œuvre ou objet protégé – peut se trouver disponible , avec ou sans l’accord d’un titulaire de droits exclusifs, sans que son accès soit soumis à condition , par exemple du fait d’une protection par des mesures techniques, ne résiste donc pas à un examen concret.
Dans ces conditions, on ne sait par quel ostracisme, les titulaires de droits de la propriété intellectuelle devraient être exclus de la capacité exercée par tous les acteurs de l’économie numérique de déterminer précisément les personnes qui, sur Internet, seraient autorisées à communiquer leurs œuvres.
Cette construction de la Cour autour de la notion de public nouveau conduit à introduire une sorte d’épuisement du droit de communication au public sur Internet, contraire aux termes mêmes de la directive et in compatible avec la nécessité grandissante d’un plus haut degré de protection des œuvres, mis à l’épreuve par nombre d’usages faits des réseaux numériques.
Les réalités des réseaux numériques permettent de discerner d’une part que l’acte de communication est bien caractérisé par le mise à disposition de l’hyperlien et que celle - ci profite au surplus à un public nouveau.
Si la Cour devait suivre les conclusions de Monsieur l’Avocat Général Wathelet, pour avoir voulu sur protéger le fonctionnement des réseaux, elle mettrait en péril le droit de consacré par l’article 3 de la directive. Les modèles économiques prédateurs de la propriété intellectuelle , en particulier les sites d’indexation de liens, s’en trouveraient favorisés par une plus grande vulnérabilité de la mise en cause de leur responsabilité, et dans nombre de circonstances son impossibilité du fait de l’absence de fondements juridiques alternatifs à la contrefaçon, point au demeurant non harmonisé, dans de nombreux Etats membres du for 7 . Le recours aux actions de l’article 8.3 à l’endroit des intermédiaires de l’Internet ne permet aucunement d’y suppléer et se trouve au surplus dénoncé par ces derniers ... comme une menace contre la sécurité des réseaux.
Christian Soulié
1 L ’article 9 du Traité ADPIC, contient l’engagement de se conformer aux articles 1 er à 21 de la Convention de Berne, et obligeant à une interprétation des dispositions du droit communautaire conforme. La directive 2001/29/CE a opéré une transposition harmonisée des traités de l’OMPI du 20 décembre 1996, adoptées pour répondre à la néce ssité de veiller à ce que soit maintenu dans l’univers numérique des niveaux de protection élevés en adéquation aux enjeux imposés par les réseaux ainsi que fermement rappelés par les considérants 9, 10, 15 et 23 de cette directive.
2 https://www.ivir.nl/news/European_Copyright_Society_Opinion_on_Svensson.pdf
3 Tim Berners - Lee, ‘Axioms of Web Architecture. Links and Law: Myths’, at https://www.w3.org/DesignIssues/LinkMyths.html.
4 Ainsi que la Cour caractérise habituellement l’acte de communication
5 https://www.alai.org/assets/files/resolutions/201503-rapport-et-avis-hyperliens-2.pdf
6 Google Analytics est le système d’analyse d’audience de site web utilisé à plus de 80% par les sites internet mondiaux. « Google Analytics vous permet d'évaluer le nombre de ventes et de conversions. Mais ce n'est pas tout. Grâce aux informations actualisées qu'il fournit , l'outil vous permet aussi de savoir comment les visiteurs utilisent votre site, comment ils y accèdent et comment les faire revenir. » https://www.google.com/intl/fr_ALL/analytics/features/index.html
7 « Will EU copyright law lose al of its public ? » Dirk Visser dans Private law – https://leidenlawblog.nl/category/private-law ; « The weakest link ». Sunniva Hanson in Intellectual Property Magazine. Mai 2016, p.62 ; « This is how the EU ‘s Supreme court is stripping EU citizens of copyright protectio ns ». Andrew Orlowski. The Register. 14 juin 2016. Adde en France : Sarah Dormont, Sarah Dormont. 2014, La liberté de créer un lien hypertexte. Commentaire de l’arrêt CJUE, 13 février2014. Svensson c / Retriever Sverige AB. p.240